Art et société

L'enseignement prenant davantage de place que la création par les temps qui courent, j'ai été porté à me pencher sur la question de la place de l'art dans notre société en général, et à l'école en particulier. Le but premier du blogue étant de partager son opinion, j'ai creusé la question et j'ai décidé de consacrer une page à cette grande question.

L’art est inutile et c’est en cela qu’il est nécessaire.
(Léon-Paul Fargue)

Selon le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec, « il est possible et nécessaire de s’approprier la culture à l’école. L’intégration de la dimension culturelle à la mission éducative de l’école permet aux jeunes d’élargir leurs horizons et de s’ouvrir au monde. »
Dans cette optique, une collaboration du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport et du ministère de la Culture et des Communications a mené à l’élaboration de différents programmes visant à promouvoir la culture à l’école : le programme La culture à l’école, la Semaine québécoise des arts et de la culture à l’école, le concours des prix Essor et le programme Soutien financier aux comités culturels scolaires. Par l’entremise d’activités, de concours et de visites d’artistes professionnels, les élèves des écoles primaires et secondaires québécoises peuvent ainsi apprendre quelques techniques picturales, s’initier de manière générale aux arts plastiques et entrer en contact avec la réalité du métier d’artiste.
Il en ressort qu’au Québec, les arts et la culture, sous formes d’activités ponctuelles, sont fortement encouragés en milieu scolaire et qu’incidemment, si le gouvernement reconnaît leur apport à l’enrichissement d’une « culture générale », ils ne sont pas réellement intégrés à l’enseignement.

Au Québec, on conçoit les arts comme faisant partie de la vie culturelle, qui elle-même est considérée comme un vaste et vague ensemble ralliant de nombreux secteurs d’activités, incluant les arts de la scène, le domaine de la radio et de la télévision, les magazines, la littérature, la musique, le cinéma, les arts du cirque, les jeux vidéos et les festivals. La culture semble socialement perçue ni plus ni moins comme ce qui procure un divertissement.*

*Un exemple parmi tant d’autres : Gilles Guénette, diplômé en communication et éditeur, sur son blogue Le québécois libre, se fait la voix du peuple et utilise Art et culture populaire comme des synonymes. Dans un texte intitulé La culture québécoise est-elle si fragile? il déplore que l’état finance autant les artistes en établissant la santé de la culture au Québec en fonction des succès de nos chanteurs à l’étranger et confirme la dichotomie art élitiste / art populaire : « Plutôt que de forcer toute une population à se priver pour permettre à une petite élite de se payer du théâtre expérimental ou de la danse moderne, (!) laissons les gens décider de ce qu’ils veulent s’offrir. Le marché s’occupera bien de faire en sorte que chacun trouve ce qu’il désire. La beauté du capitalisme, c’est qu’il permet la multiplication des niches culturelles ».Guénette G. 2006. (en ligne)


À cette culture de masse et aux arts populaires, on s’entend généralement pour distinguer la notion imprécise d’Art Noble, de Beaux-Arts. Les pratiques regroupées sous ces épithètes sont, pour l’essentiel, le théâtre, la musique, la danse, et d’une façon particulière, la peinture et la sculpture. Elles se différencient par le fait qu’elles s’inscrivent dans une Histoire de l’Art qui place leurs origines aux premiers balbutiements de l’humanité. En cela, leur importance semble apparaître comme fondatrice dans l’évolution humaine et en même temps, leur pratique semble auréolée d’un mystère, apanage d’une élite frappée d’un don divin.

Parallèlement au caractère hermétique qu’ont acquis depuis plusieurs décennies les arts visuels en particulier, les confinant au statut d’art élitiste, au terme art contemporain s’est attaché, au Canada du moins, un sens populaire péjoratif qui s’apparente à la fumisterie. Quelques scandales concernant certains achats d’œuvres contemporaines par des musées nationaux ont alimenté l’idée selon laquelle l’Art est en dérive et entraîne dans ses folies et ses excès des dépenses irraisonnables de fonds publics.*
Voice Of Fire, de Barnett Newman
*L’acquisition, en 1989, de Voice Of Fire, un tableau minimaliste de Barnett Newman, pour près de 2 millions de dollars par le musée des Beaux-Arts national, entraîna l’un des scandales les plus marquants de la scène de l’art au Canada. En 1991, l'établissement défraie à nouveau la manchette en exposant une sculpture faite de viande (Vanitas, de Jana Sterbak) et s’attire de nouvelles critiques en 1993 en se portant acquéreur d'une toile abstraite de Mark Rothko. Pascal Normandin, dans un article sur le scandale de Voice Of Fire, affirme : « Il est difficile d'expliquer aux gens la valeur artistique de l'oeuvre, dont le financement provient des fonds publics, lorsque le discours ésotérique des spécialistes de l'art n'est compréhensible que par un petit nombre ». Normandin P, Dubreuil N. 1999. Autopsie d'un scandale. (en ligne)

Voilà globalement le contexte dans lequel s’inscrivent défavorablement les arts aujourd’hui au Québec, contexte qui permet de mettre en lumière le rapport complexe et contradictoire que le système scolaire entretient avec eux. Mais si les pratiques iconoclastes de certains artistes semblent apporter de l’eau au moulin de la critique populaire faite à l’art contemporain, le dénigrement social de la valeur accordée de l’art trouve son origine ailleurs : de plus en plus de voix s’unissent pour dénoncer l’idéologie productiviste qui fait de l’utilité la pierre angulaire de notre société, l’angle selon lequel on mesure la valeur de toute chose.
Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous,
savoir ce que voit un autre de cet univers
qui n’est pas le même que le nôtre,
et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus
que ceux qu’il peut y avoir dans la lune.
(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu)

L’Art pour penser

Dans une société axée sur une productivité croissante, à laquelle tous les secteurs de la vie citoyenne sont tenus de participer, il n’est guère surprenant que le système scolaire soit appelé à s’ajuster de façon à contribuer activement à la formation d’une main d’œuvre qualifiée et plus spécialisée. Dans le cadre d’une approche par compétences , telle que privilégié par le gouvernement du Québec, l’importance de l’art se trouve plus que jamais réduite à son apport utile à la société, qui se résume en clair par son rôle instrumental dans l’apprentissage d’autres matières et son rôle accessoire à l’enrichissement à la culture générale. Son enseignement se concentre sur l’acquisition de techniques de base et de notions historiques portant sur les principaux chefs-d’œuvres et les artistes qui ont marqué l’Histoire de l’art, le tout selon les goûts des enseignants.
D’un point de vue utilitaire, l’art en soi, comme matière, ne fait pas le poids. Il s’en trouve réduit à quelques vagues principes et techniques de base et l’on considère dans de nombreux cas –au niveau primaire du moins- que n’importe quel adulte possédant un minimum de culture générale peut transmettre ces notions de base des arts plastiques. Dans les circonstances, il n’est pas surprenant que plusieurs enseignants au primaire envisagent comme une corvée le fait de respecter les exigences minimales du programme du ministère, en organisant des activités de bricolage le vendredi après-midi. Ce qui nous étonne en vérité, c’est que dans ce contexte les arts trouvent encore leur place à l’école, si mince soit-elle.

La manière dont le système d’éducation répond au défi de l’enseignement des arts est symptomatique de sa façon d’envisager les matières scolaires comme des systèmes instrumentaux étanches. Lorsqu’on cloisonne les matières scolaires, il devient plus ardu d’établir des correspondances entre elles et de faire des liens avec la vie en société. Dans les faits, les arts, comme les langues, les mathématiques ou encore l’Histoire, se recoupent et sont inextricablement mêlés à la vie sociale, la vie politique, la vie quotidienne. Par exemple, les mathématiques, dont les étudiants déplorent souvent le caractère hermétique et abstrait, gagneraient peut-être plus d’adeptes s’ils étaient resitués dans une perspective historique et philosophique ; et enseignés comme l’une des clés à la compréhension du monde. Et à l’instar des langues ou des mathématiques, l’art, avant d’être un ensemble de règles et de données historiques qui peuvent occasionnellement jeter un éclairage nouveau sur les autres matières, constitue un moyen de penser la vie ; et comme les autres « clés », l’art possède ses propres spécificités qui le rend unique et essentiel. De plus en plus de chercheurs déplorent ainsi la systématique utilisation instrumentale des arts visant à justifier sa présence à l’école.*

*Les 10, 11 et 12 janvier 2007 a eu lieu Le Symposium international sur l’évaluation des effets de l’éducation artistique et culturelle de Paris. Sébastien Boulanger, dans l’introduction d’un résumé de la conférence du chercheur québécois Pierre Gosselin, exprime d’une façon remarquable l’enjeu de l’instrumentation de l’art : « Pour tenter de convaincre les gouvernements de la pertinence de l’éducation artistique, on aura parfois tendance à accorder une grande importance aux recherches qui démontrent que celle-ci peut générer des impacts extrinsèques au domaine des arts, par exemple quand on affirme que les enfants qui font de la musique sont meilleurs en mathématique. Cette utilisation instrumentale des arts et cette propension à justifier la présence des arts à l’école par leur impact sur d’autres matières scolaires inquiètent de nombreux chercheurs, notamment les chercheurs américains, qui s’opposent fermement à ce type de raisonnement. « Nous nous réjouissons du fait que l’art rende meilleur dans d’autres disciplines, mais a-t-on déjà envisagé d’inverser la question et d’examiner, par exemple, la contribution de l’étude des mathématiques au développement des compétences artistiques des enfants? » ont en substance questionné certains chercheurs ».

On ne peut que se réjouir de l’engagement de certaines instances, telle celle du ministère de l’Éducation et de la Culture, en France, qui, dans son Plan de cinq ans pour le développement des arts et de la culture à l’école, invite à «Ne plus considérer l’Art comme le supplément d’âme du système éducatif, généraliser les pratiques artistiques, organiser à l’École la rencontre de tous avec l’Art, rendre inséparables l’intelligence sensible et l’intelligence rationnelle » Cette ouverture, selon nous, doit cependant s’accompagner d’une profonde conviction du corps enseignant en la pertinence des arts dans le développement cognitif des élèves pour que de telles mesures soient intégrées et appliquées.
Car outre leur dimension sensible, qui est largement admise, la création artistique permettrait entre autres choses, de développer son individualité et de mettre à jour des moyens de la présenter aux autres. Ils facilitent également la tolérance face aux individualités des autres. Le chercheur Pierre Gosselin considère le travail de création comme « un mode d’actualisation et de développement personnel de l’élève ». Et là où cet apport au développement personnel des élèves se distingue, c’est que ce mouvement de l’intériorisation à l’extériorisation ne procède pas d’une socialisation.
Toujours selon Gosselin, le travail de création permet de tirer parti de l’interaction entre les dimensions de l’émotion et de la rationalité : « L’éducation artistique permet notamment de développer une capacité à explorer un ensemble de possibles et de solutions, des compétences à planifier et à engager sa propre subjectivité de même que des aptitudes à vivre un rapport au temps différent, celui-ci n’étant pas uniquement axé sur l’affairement. Plutôt que de tabler de façon excessive sur les effets extrinsèques de l’éducation artistique, il semble plus prometteur de chercher du côté de son essence propre, des impacts ou des arguments intrinsèques qui lui sont rattachés, en se questionnant sur la nature de l’art et de l’expérience esthétique, et sur ce que cette nature permet de développer chez les élèves. »
C’est donc, pour ainsi dire, en intériorisant émotionnellement les enjeux esthétiques de l’art et en prenant la mesure du large horizon des possibles par sa rationalité que l’on approche l’art comme moyen d’exprimer l’inexprimable ; c’est par un mouvement vers soi que procède cette prise de contact avec « l’essence propre » de l’art, que l’on peut s’approprier la création comme une constante manifestation de l’humanité à « sonder l’invisible ».
C’est ainsi que, selon un article signé par un regroupement d’enseignants français, l’enseignement des arts doit privilégier les œuvres individuelles aux œuvres collectives : « Pas d'oeuvres collectives dans la mesure où les expressions de chacun pourraient se heurter, se contredire, s'annihiler et ne plus répondre, alors, au besoin de voir reconnue l'expression de chacun. On parlera plutôt d’une production coopérative précédée d'une expression individuelle. On doit se rappeler que les arts plastiques n'ont pas pour objectif premier celui de la socialisation ».
Si la pratique des arts permet à l’élève de se développer cognitivement, il importe de comprendre les processus mis en oeuvre dans la création et de dégager quels sont les qualités spécifiques à l’éducation artistique. Un consensus parmi les chercheurs du Symposium de Paris s’impose tout d’abord: « Non seulement l’éducation artistique permet-elle de développer à la fois le sensible et le rationnel, mais elle favorise la création d’un équilibre entre ces deux forces.».
Les travaux de Pierre Gosselin, présentés notamment au cours de ce symposium, visent spécifiquement à « comprendre ce qui se passe réellement d’un point de vue cognitif lorsque les élèves créent en classe. » Selon Gosselin, tout projet de création comporte un début, un milieu et une fin, qu’il nomme phase d’ouverture (qui voit naître l’inspiration), phase d’action productive (ou le créateur élabore ses idées par différents moyens) et phase de séparation (dans laquelle l’artiste se distancie de son travail). Chacune de ces phases de création sollicite un ensemble d’aptitudes qui seront appelées par la suite à se développer.
Le chercheur a identifié certaines de ces aptitudes qui participent au développement d’une autorité chez l’élève (Le terme autorité désignant « la capacité de l’élève à être véritablement auteur de ses pensées, de ses actions et de ses œuvres». Ces aptitudes étant les suivantes: Aptitude à transcender ce qui est proposé (l’élève retourne la proposition qui lui est faite pour la faire sienne) Aptitude à se centrer en cours d’action (se connecter à son centre, entrer en quelque sorte dans sa bulle) Aptitude à supporter la tension, le tourment (persistance à aller au bout de ses projets malgré les embûches, la création artistique posant des problèmes dont les solutions n’émanent pas nécessairement de la rationalité) Aptitude à placer son travail dans le monde (diffuser son travail et exposer ses œuvres dans l’espace public dans le but d’interpeller, de sortir de soi-même pour aller vers les autres) Aptitude à se donner des projets. Si l’on souhaite évaluer l’impact de l’éducation artistique sur ces aptitudes chez les élèves, Gosselin précise qu’elles devront être mesuré à l’aide d’instruments adaptés.


Art de vivre

En conclusion, il nous apparaît que les arts, à l’instar d’autres matières mais aussi de certaines institutions, souffrent d’un système qui réordonne les activités humaines selon une hiérarchie dont les maîtres mots sont rentabilité, instrumentation, spécialisation. C’est par cette même logique que nous permettons collectivement que l’économie supplante toute autre considération. Ce constat ne cesse d’être réitéré, et pourtant il nous semble que seul un changement de paradigme permettrait un renversement de valeurs suffisamment grand pour que la société se décide à vivre selon des idéaux plus humains. On n’attendra cependant pas de grand bouleversement pour proposer des solutions.
Si nous avons choisi de mettre l’enseignement des arts dans une perspective aussi globale, c’est que nous croyons sincèrement que cela met en lumière les enjeux réels auxquels font face les enseignants d’aujourd’hui, qui sont de nature morale. Dans le système actuel, enseigner les arts, tout particulièrement, c’est également prendre position contre une logique consumériste et capitaliste. C’est implicitement transmettre une alternative au rapport productiviste que notre société a face au temps, ce que Sébastien Boulanger nomme l’affairement.
Nous avons vu que les arts agissaient de façon unique sur le développement des élèves, surtout au niveau cognitif, motivationnel, affectif et identitaire. Socialement, les arts peuvent être un outil de tolérance. Les arts doivent être reconnus pour leur capacités instrumentales, mais aussi, et surtout, comme une façon différente d’aborder la société et la vie en général.
Il est temps que l’école applique ce que de plus en plus de chercheurs s’entendent à dire : que l’intelligence sensible profite à l’intelligence rationnelle, et vice-versa. L’école devrait permettre une plus grande perméabilité des matières, et faire en sorte que l’histoire, les mathématiques, les langues (le français en l’occurrence au Québec) et les arts s’interpénètrent afin d’être plus cohérentes et plus riches. Plus cohérentes, parce que c’est ainsi que la vie est faite : Les artistes utilisent les mathématiques, les historiens sont témoins de l’évolution des arts et des sciences, la langue est forgée par les aléas de l’histoire, et ainsi de suite; Et plus riches, parce que nous sommes convaincus que cette intégration des matières, partagée par des enseignants capables de remettre leur spécialité en perspective, contribue plus que toute autre chose à stimuler la curiosité intellectuelle.

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